In memoriam Michel Richonnier
Décès de Michel Richonnier, ancien membre des cabinets Sutherland et Marin, ancien Directeur à la Commission européenne, DG XIII.
Michel Richonnier a présidé l’AFFCE de 2002 à 2006. Il s’était également investi dans le domaine de la fiscalité et, récemment, il avait animé avec son allant et sa conviction habituelle, notre groupe de travail sur la question des prélèvements sociaux en France.
Ce texte a été préparé par Anne Serizier et revu par Jean-Luc Demarty, Directeur Général de la DG TRADE, qui ont croisé Michel. Il retrace la caccrière d'un européen convaincu, engagé dans la construction européenne, dans la défense de la Commission et de l'intérêt communautaire.
Michel était convaincu qu’il fallait toujours rechercher de nouveaux défis et ne pas s’endormir sur des réponses qu’on avait déjà apportées à de vieux défis. C’est pourquoi, économiste et ingénieur centralien au départ, il a fait une carrière très mobile qui lui a permis de contribuer, souvent substantiellement, à l’élaboration de réponses adaptées aux grands défis auxquels l’Europe était confrontée (mettre en place l’Union économique et monétaire à la DG II ; répondre au défi du chômage et de la mise en place d’un espace social européen à la DGV ; booster la mobilité des étudiants en Europe avec Erasmus et Commett, et lancer le programme L’Europe contre le cancer ; répondre aux défis des technologies de l’information et de la 3ème Révolution industrielle à la DG XIII…). Gardons son exemple à l’esprit maintenant qu’il nous a quittés : il faut sortir de sa zone de confort, aller explorer d’autres champs d’action comme lors de son année sabbatique à Harvard pour se régénérer et renouveler sa pensée. Lui qui n’était pas juriste est celui qui a eu l’idée de baser le programme ERASMUS sur l’article 128 et non plus le 235 au grand dam des chefs d’Etat et de gouvernement de l’époque, dont la Dame de fer…qui a fini par plier, excusez du peu ! (Extraits du parcours professionnel de Michel Richonnier tel qu’il l’a évoqué lors de ses entretiens avec le Consortium universitaire de l’UCL dans le cadre du projet « Histoire de la Commission européenne (on retrouvera l’intégralité de son témoignage sur le site de l’Institut universitaire européen de Florence, Histoire orale ; Il y a un index pour la recherche par nom propre (www.iue.org)).
Michel Richonnier a rejoint la Commission européenne en 1973 et a travaillé pendant les premières années à la DG II. Ayant une double formation d’ingénieur (École Centrale de Paris) et d’économiste (Licence à Paris et PhD. à l’Université de Californie à San Diego), il n’a pu opter que pour un concours d’économie car, à l’époque, la science et la technologie n’étaient pas de compétence communautaire. En ces années-là, l’objectif mobilisateur était déjà de construire l’Union économique et monétaire (UEM). Michel a donc intégré en 1973 la division « France » de la direction de la conjoncture dont la mission était de faire des prévisions à deux ans sur l’évolution de l’économie française, de rédiger des rapports semestriels de conjoncture qui comprenaient notamment des recommandations concernant la lutte contre le chômage et l’inflation, ainsi que la maîtrise des soldes budgétaire et extérieur, en vue d’assurer une meilleure convergence des économies de la Communauté européenne. De 1977 à 1981, il a travaillé à la DG « Emploi » dans l’unité « Politique du marché du travail : coordination des politiques nationales », où il suivait les politiques nationales de lutte contre le chômage qui avait explosé à la suite des chocs pétroliers et monétaires des années 70. En outre, il s’était vu confier la rédaction de documents de travail qui alimentaient les réflexions et discussions au sein, tant du Comité permanent de l’emploi (composé de représentants des employeurs et des travailleurs), que des Conférences Tripartites avec les Ministres du Travail. Ces années lui ont permis de se familiariser avec la complexité des rouages de concertation sociale au plan européen et, surtout, avec le droit communautaire, comme par exemple le règlement 1408 sur la sécurité sociale des travailleurs migrants, ou l’article 128 du traité CEE sur la formation professionnelle qui n’exigeait qu’une majorité simple. Michel souhaita ensuite être détaché auprès du Commissariat Général du Plan à Paris, à partir de septembre 1981 comme chargé de mission « Affaires européennes » (le Ministre du Plan était Michel Rocard et le Président de la République était François Mitterrand). Ces trois années au Plan lui ont également offert la possibilité de renouer avec le monde académique, comme maître de conférences en économie à l’Institut d’études politiques de Paris, et comme auteur de plusieurs publications en français, anglais ou allemand sur les questions européennes et les défis technologiques et industriels auxquels l’Europe était confrontée, avec notamment un ouvrage qui se verra décerner le prix du meilleur livre politique de l’année 1985, « Les Métamorphoses de l’Europe, de 1769 à 2001 ». Cet ouvrage lui ouvrira l’accès au monde de la télévision puisque la RTBF réalisera, en 1985, trois émissions de cinquante-cinq minutes, « La crise est pour demain », largement inspirées de ses publications.
Retour à la Commission en 1985 au sein du Cabinet du Commissaire irlandais, Peter Sutherland où il a participé au lancement des programmes Erasmus (1987-1989), en faveur de la mobilité des étudiants et Comett 1987-1989), en faveur de stages en entreprise d’étudiants d’un autre pays.
Le Commissaire Sutherland soutiendra donc l’approche audacieuse proposée par Michel pour Erasmus en imposant, d’une part, l’article 128 sur la formation professionnelle (adoption à la majorité simple) comme base juridique et, d’autre part, en proposant un budget quarante fois supérieur au budget des programmes pilotes précédents. Ces propositions innovantes seront adoptées par la Commission Delors en juillet 1985 pour Comett, et en décembre 1985 pour Erasmus. Tollé des Etats membres lors de la première discussion au Conseil. Madame Thatcher n’a pas manqué de taper sur la table en disant, à travers son Ministre des universités : « L’Union européenne n’a pas à donner des bourses Erasmus, c’est une compétence nationale ! Donc nous voulons bien un programme Erasmus, mais sans bourses Erasmus... » ! Le nouveau Commissaire en charge du dossier, à partir de 1986, l’Espagnol Manuel Marín était jeune, très dynamique, avec un fort caractère, et c’était aussi un homme politique habile. Le 1er décembre 1986, à la stupeur des Ministres de l’Education, il retira la proposition de la Commission et il déclarera en conférence de presse « Erasmus doit se retourner dans sa tombe en apprenant que l’Europe était prête à dépenser une fortune pour ses vaches et rien pour ses étudiants ! » Jacques Delors prit ensuite le relais au Conseil européen de Londres des 5 et 6 décembre 1986, en demandant très respectueusement à Margaret Thatcher : « Madame le Premier ministre, si vous le permettez et si nous n’arrivons pas à débloquer le dossier Erasmus, je souhaiterais, en conférence de presse, expliquer ce dont il s’agit. » Madame Thatcher s’est alors sans doute dit qu’il valait mieux ne pas soulever de problèmes en refusant l’adoption d’Erasmus, surtout à Londres où elle présidait le Conseil européen. Peut-être aussi avait-elle eu peur des vaches de Manuel Marin… Elle a donc laissé passer Erasmus qui sera adopté en juin 1987 … avec des bourses européennes pour soutenir la mobilité des étudiants.
Entre 1986 et 1987, Michel a présidé le groupe de travail « L’Europe contre le cancer ». Ecoutons-le nous raconter cet épisode : « J’étais donc membre d’un cabinet et, en même temps, président d’une task-force inter-directions générales, avec l’accord de Jean Degimbe et, surtout, celui d’Émile Noël, le Secrétaire général. Sans cet accord, il n’était pas pensable qu’un membre de cabinet ait une fonction de coordination d’une task-force interservices. Outre cette innovation organisationnelle, Émile Noël décidera de publier exceptionnellement au Journal officiel C 50 du 26 février 1987, l’intégralité du premier plan d’action L’Europe contre le cancer (1987-1989). Ce document était le fruit d’une coopération stimulante et très enrichissante entre les différents services impliqués dans la task-force et le monde de la cancérologie, avec le Comité des experts cancérologues, ainsi que de nombreux autres groupes comme celui des Associations et ligues contre le cancer, des Organisations de lutte contre le tabagisme, des Producteurs d’émissions médicales de TV, sans oublier le groupe des Hauts fonctionnaires des Etats membres en santé publique. »
Octobre 1985, retour à la DG V. Michel a été rattaché directement à Jean Degimbe pour coordonner des directions et des unités de Directions générales aussi différentes que celles de la DG Entreprises (DG III), qui était en charge de la liberté d’établissement des personnels de santé, et donc des formations au cancer des médecins et infirmières ; de la direction « Médecine du travail » de la DG V, qui était compétente pour les cancers professionnels ; de la DG X « Information et communication » qui nous a aidé à lancer les grandes campagnes de diffusion du « Code européen contre le cancer » dont l’objectif était de réduire de 15 % la mortalité par cancer d’ici l’an 2000 ; de la DG XI « Environnement », compétente pour la classification et l’étiquetage des substances chimiques ; et de l’unité « Recherche médicale » de la DG XII. La division « Europe contre le cancer » réalisera ainsi des percées novatrices en matière d’information et d’éducation à la santé, avec la diffusion de plusieurs programmes télévisés dès 1988 et même, en 1989, une émission Eurovision, la seule à ce jour, sur un thème scientifique et sérieux, à l’occasion de l’Année européenne contre le cancer. Il y eut également des percées audacieuses en matière de prévention des cancers avec la lutte contre le tabagisme et l’adoption de directives européennes, dès novembre 1989 pour l’étiquetage des produits du tabac (« Fumer tue », etc.) et dès mai 1990 pour la teneur maximale en goudron des cigarettes en limitant à 15 milligrammes à fin 1992 la teneur en goudron des cigarettes… alors qu’en 1987 certaines cigarettes comme les « Boyards papier maïs » en France en contenaient 45 ! Un véritable poison !
En 1992, après une année sabbatique à Harvard, Michel Richonnier rejoint la DG XIII - Télécommunications et technologies d’information, où il est nommé directeur de la recherche Télématique (i.e. Télécommunication et Informatique). Dans cette nouvelle position, avec son équipe, il s’était fixé plusieurs objectifs. Le premier était de passer d’une approche « technology-push » (des grands programmes comme ESPRIT et RACE étaient par essence « technology-push ») à une approche « user led » (orientée utilisateur) pour satisfaire les besoins de la société dans des domaines aussi différents que la santé, l’éducation, les transports, le soutien aux personnes âgées ou handicapées dans le but d’aider à la fois la société et les citoyens européens, mais aussi l’industrie européenne car il y avait derrière ces applications, des marchés rentables. Une autre innovation consistait à associer les utilisateurs à chaque étape d’un projet, de la conception à la réalisation et à la démonstration, parce que les chercheurs en recherche appliquée doivent être en interactivité avec les utilisateurs pour adapter leur expertise technique aux besoins de ces utilisateurs. Au début des années 90, la recherche était focalisée essentiellement sur la compétitivité de l’industrie européenne, en associant à la conception et au pilotage des programmes, les grandes entreprises de l’époque. C’était, en fait, fort habile parce que c’est bien grâce à la mobilisation de ces grandes entreprises, qui pesaient aussi dans les débats nationaux, qu’Étienne Davignon réussira à surmonter les réticences de certains États membres à soutenir une recherche qu’on appelait « précompétitive ». Étienne Davignon, homme de vision par excellence, avait bien compris qu’il fallait avancer dans le domaine, mais il avait aussi conscience qu’en face de lui il y avait des États membres dont certains étaient très réticents à une intervention de la Communauté européenne dans leur pré carré de la recherche et c’est pourquoi il a eu l’habileté de mobiliser les grandes industries nationales. Michel Richonnier était convaincu qu’il fallait aller vers une recherche appliquée qui prenait en compte les besoins futurs des citoyens dans le monde de la 3ème Révolution industrielle… ce qui contribuait aussi à créer des marchés pour l’industrie européenne. Redonnons-lui la parole: « Que constatons-nous aujourd’hui? Que les résultats de bien des projets de recherche que nous avions soutenus dans les années 90, font aujourd’hui partie de la vie courante. Ainsi, par exemple, le télépéage sur autoroute, est le fruit de recherches européennes. De même, les opérations complexes qui sont effectuées en télé-chirurgie avec des robots, ont aussi tiré profit des résultats de recherches européennes. L’éducation à distance bénéficie, elle aussi, des recherches qui ont été développées à partir des années 90. Toutes ces recherches sur les applications télématiques ont permis aux citoyens européens de bénéficier d’avancées majeures, et ont permis aussi aux entreprises d’avoir des applications commercialisables sur l’ensemble du marché européen. Dommage toutefois que les citoyens ne savent pas que ces progrès sont dus à l’Europe : Quand vous passez avec votre voiture au télépéage il n’est pas indiqué « Merci l’Europe » … ».